Neville était sorti pour chercher Cortman.
Pourchasser Cortman était devenu pour lui un passe-temps reposant, l’une des rares distractions qui lui restassent. Il s’y livrait les jours où il ne craignait pas de s’éloigner et où il n’avait pas trop à faire chez lui. Alors il cherchait dans les buissons, dans les autos abandonnées, dans les caves, les placards des maisons vides, sous les lits, dans les réfrigérateurs, dans tous les endroits qui eussent pu servir de cachette à un homme un peu corpulent.
Ben Cortman changeait de cachette constamment. Neville avait la conviction qu’il se savait pourchassé par lui et qu’il en éprouvait une espèce de volupté. Si la formule n’avait pas été paradoxale, il aurait dit que cela donnait du piment à la « vie » de Ben Cortman. Il lui arrivait de penser que Ben n’avait jamais été aussi heureux...
Neville suivait lentement Compton Boulevard. La matinée avait été sans histoire. Il savait que Cortman devait se cacher dans les environs, car, chaque soir, il était toujours le premier devant la maison. Les autres étaient presque toujours des inconnus. Ce n’était jamais longtemps les mêmes, car invariablement le matin venu, ils se cachaient dans le voisinage, Neville les y trouvait et il les détruisait. Sauf Cortman.
Il se demanda une fois de plus ce qu’il ferait s’il trouvait Ben. Bien sûr, en principe, il se proposait de le supprimer. Mais il savait que ce ne serait pas aussi simple que cela. Oh ! Il n’éprouvait plus aucune amitié pour lui et, à ses yeux, Cortman n’incarnait même plus le passé : le passé était mort, et Neville en avait pris son parti. Non, la vérité, c’était que supprimer Cortman équivaudrait à renoncer à son ultime distraction... Les autres étaient des créatures bornées, des espèces de robots. Ben, au moins, manifestait de l’imagination. Pour quelque mystérieuse raison, son cerveau continuait de fonctionner. Peut-être sa condition actuelle répondait-elle même à une espèce de vocation, se disait parfois Neville avec ironie. Il en oubliait que le but de Cortman était aussi de le tuer, lui, Neville...
Il s’assit sur le seuil d’une maison avec un soupir de lassitude, alluma sa pipe et demeura un long moment immobile, sans pensée.
A présent, Neville se portait mieux. Il avait légèrement engraissé, mais sa forme musculaire restait excellente. Il avait depuis longtemps renoncé à se raser, et portait une courte barbe blonde qu’il taillait de temps à autre. Ses cheveux s’éclaircissaient mais lui descendaient presque jusqu’aux épaules. Dans son visage hâlé, ses yeux bleus avaient un regard calme et froid.
De l’autre côté du boulevard, il y avait un vaste terrain non bâti. Neville savait qu’au-delà se trouvait le terrain vague où, un jour, il avait enseveli Virginia et d’où elle s’était déterrée elle-même. Cette pensée ne le troublait plus.
Il s’était endurci, rendu imperméable aux images du passé. Seul le présent existait encore pour Robert Neville, un présent qui consistait seulement à survivre, au jour le jour, sans connaître ni joie ni peine. « J’appartiens désormais au règne végétal, se disait-il parfois. C’était ce qu’il voulait.
Il lui fallut un long moment pour prendre conscience que la tache claire sur laquelle son regard s’était fixé se déplaçait, dans le terrain vague, de l’autre côté du boulevard.
Il fronça les sourcils, se leva lentement et, une main en visière au-dessus des yeux, regarda intensément.
Ses dents mordirent convulsivement le tuyau de sa pipe.
C’était une femme.
Il n’essaya même pas de rattraper sa pipe lorsqu’elle tomba de sa bouche. Pendant plusieurs secondes, il resta sans souffle, à regarder la femme.
Elle ne l’avait pas vu. Elle marchait, la tête penchée vers le sol, comme si elle eût cherché quelque chose. A présent, il distinguait ses longs cheveux roux, ses bras nus. C’était un spectacle tellement extraordinaire, après trois ans passés sans voir un être humain, qu’il n’arrivait pas à y croire : une femme, vivante, en plein jour !
Elle se rapprochait de lui, et Neville, bouche bée, la regardait. Elle n’avait pas trente ans. Elle portait une robe blanche, chiffonnée et souillée. Elle était très mince et, sous ses cheveux roux, son visage paraissait bronzé par le soleil !
« Je deviens fou », pensa Neville. Et cette hypothèse lui semblait moins extravagante que la possibilité que la femme fût réelle. Il s’y était préparé depuis longtemps. Un homme qui meurt de soif dans le désert a des visions d’oasis, de fontaines. Pourquoi, lui, Neville, n’eût-il pas vu marcher une femme dans le soleil ?
Et soudain, il frémit. Ce n’était pas un mirage. Il entendait les pas de la femme...
Il ne chercha pas à analyser le tourbillon de pensées, de sentiments, d’instincts qui s’élevait en lui. Il leva le bras et fit un bon en avant, en criant :
— Ho ! Là-bas !
Une seconde d’un silence absolu. Elle leva la tête et leurs regards se croisèrent. « Vivante ! pensa Neville. Vivante... »
Brusquement, la femme fit demi-tour et se mit à fuir à toutes jambes à travers le terrain. Neville hésita un instant, puis se lança à sa poursuite en criant.
— Arrêtez !
Elle ne s’arrêta pas. Il vit ses jambes hâlées courir dans le soleil. Et il comprit qu’il ne l’arrêterait pas avec des mots. Plus encore que lui-même, elle avait dû être bouleversée à la vue de ce grand diable blond et barbu qui surgissait devant elle, criant et courant... Il s’élança, à longues enjambées, le cœur battant.
Il n’eut pas beaucoup de peine à la rattraper. Comme il était sur le point de la rejoindre, elle tourna vers lui un visage terrifié.
— Je ne vous ferai pas de mal ! cria-t-il.
Elle ne s’arrêta pas pour autant. Mais soudain, elle trébucha et tomba. Il bondit pour la retenir. La femme, terrorisée, se mit à le frapper, à le griffer des deux mains.
— Arrêtez ! dit-il, haletant. De quoi avez-vous peur ?
Elle était plus forte qu’il ne l’aurait cru. Elle lui lança un coup de pied dans le tibia qui lui fit lâcher un juron. Par un vieux réflexe, il la frappa au visage. Alors elle s’immobilisa, le regardant d’un air égaré et, brusquement, elle éclata en sanglots.
Neville se releva.
— Levez-vous, dit-il. Je ne vous veux pas de mal.
Elle pleurait toujours, convulsivement, se protégeant le visage de ses bras. Il la regardait, stupide, ne sachant trop quoi dire.
— Je ne vous ferai rien, répéta-t-il bêtement.
Elle le regarda enfin, mais elle semblait toujours terrorisée.
— De quoi avez-vous peur ? dit Neville.
Il ne se rendait même pas compte que sa voix était dure, sans chaleur, que c’était la voix d’un homme qui avait perdu l’habitude de parler à ses semblables...
— Allons, dit-il, levez-vous.
Elle lui obéit, lentement, avec méfiance.
Et Neville ne savait trop quoi faire. Il avait rêvé pendant des années à un moment tel que celui-là, mais, dans ses rêves, jamais les choses ne s’étaient passées ainsi.
— Corn... Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il enfin.
Elle ne répondit pas. Elle continuait à le regarder craintivement.
— Eh bien ? dit-il, presque brutalement.
Elle frémit et dit, d’une voix qui tremblait :
— Ruth...
Alors, un grand frisson parcourut le corps de Robert Neville. Le son de cette voix effaça tout le reste. Il n’y eut plus de problème. Il crut qu’il allait se mettre à pleurer. Lentement, presque sans qu’il s’en rendît compte, sa main se leva, et l’épaule de la femme frémit un peu à son contact.
— Ruth..., dit-il d’une voix basse, sans vie. Ruth...
Ils se regardèrent longuement, dans le soleil brûlant.